CHAPITRE VI

Lorsque Kaede quitta le château des Noguchi, elle n’emportait aucun regret du passé et guère d’espoir pour l’avenir. Cependant elle n’avait que quinze ans et n’était jamais sortie de sa prison durant les huit années qu’elle y avait passées comme otage des Noguchi, de sorte qu’elle ne put s’empêcher de s’extasier devant tout ce qu’elle voyait. Au début du voyage, dame Maruyama et elle furent transportées en palanquin par des équipes de porteurs. Mais les balancements incessants lui donnaient la nausée de sorte qu’au bout de quelques lieues, lors de la première halte, elle insista pour marcher avec Shizuka. L’été était à son apogée, et le soleil tapait fort. Shizuka noua un chapeau de paille sur sa tête et ouvrit une ombrelle pour la protéger.

— Il ne faudrait pas que dame Shirakawa se présente devant son époux avec une peau aussi brune que la mienne, gloussa-t-elle.

Ils cheminèrent jusqu’à midi, se reposèrent un moment dans une auberge puis parcoururent encore quelques lieues avant le soir. Quand ils firent halte, Kaede avait le vertige en repensant à tout ce qu’elle avait admiré : l’éclat vert des rizières, aussi soyeuses et touffues que la fourrure d’un animal, le jaillissement limpide des rivières longeant la route, les montagnes qui se dressaient devant eux en une succession de chaînes parées d’un riche vêtement d’été verdoyant auquel s’entrelaçait le motif cramoisi des azalées sauvages. Et les gens sur la route, dont la variété défiait toute description : fermiers chargés d’une multitude de marchandises qu’elle n’avait jamais vues, chars à bancs et chevaux ployant sous leurs fardeaux, mendiants et colporteurs.

Elle n’était pas censée les regarder fixement, et eux avaient pour devoir de s’incliner jusqu’à terre au passage du convoi, mais elle les honorait d’autant de regards à la dérobée qu’eux-mêmes se permettaient d’en jeter sur sa personne.

Leur escorte était constituée de serviteurs de dame Maruyama, dont le chef, appelé Sugita, traitait la dame avec la familiarité bonhomme d’un oncle. Kaede se prit d’affection pour lui.

— J’aimais mieux marcher, moi aussi, quand j’avais votre âge, dit dame Maruyama tandis qu’elles soupaient ensemble. À vrai dire, le goût m’en est resté, mais je redoute le soleil.

Elle regarda la peau sans rides de Kaede. Sa gentillesse envers la jeune fille ne s’était pas démentie de toute la journée, mais Kaede ne pouvait oublier sa première impression. Elle sentait que sa compagne plus âgée ne l’aimait pas, comme si elle avait subi une offense de sa part.

— Vous ne montez pas à cheval ? demanda-t-elle.

Elle avait envié les hommes sur leurs destriers : ils avaient l’air si forts et si libres.

— Parfois, répondit dame Maruyama. Mais quand je ne suis qu’une pauvre femme sans défense voyageant à travers le domaine des Tohan, je m’accorde le luxe du palanquin.

Kaede lui jeta un coup d’œil interrogateur.

— On dit pourtant que dame Maruyama est puissante, murmura-t-elle.

— Il faut que je dissimule ma puissance lorsque je suis parmi les hommes, sans quoi ils m’écraseraient sans la moindre hésitation.

— Je n’ai plus monté un seul cheval depuis mon enfance, avoua Kaede.

— Mais toute fille de guerrier est censée s’initier à l’équitation ! s’exclama dame Maruyama. Les Noguchi n’y ont-ils pas pourvu ?

— Ils m’ont refusé toute instruction, dit Kaede avec amertume.

— Vous ignorez le maniement du sabre et du poignard ? Et le tir à l’arc ?

— Je ne savais pas que les femmes apprenaient ces choses.

— Dans les contrées de l’Ouest, c’est l’usage.

Elles se turent un instant. Kaede, qui pour une fois avait faim, reprit un peu de riz.

— Les Noguchi vous ont-ils bien traitée ?

— Au début, non, pas du tout.

Kaede se sentait tiraillée entre sa volonté habituelle de réserve face aux questions des autres et un violent désir de se confier à cette femme, qui appartenait à la même classe qu’elle et était son égale. Elles étaient seules dans la pièce, en dehors de Shizuka et de Sachie, la servante de dame Maruyama, lesquelles gardaient toutes deux une telle immobilité que Kaede en oubliait presque leur présence.

— Après l’incident avec le garde, j’ai été transférée à la résidence.

— Et avant ?

— Je vivais avec les servantes, au château.

— Quelle honte ! s’écria dame Maruyama d’une voix gagnée à son tour par l’amertume. Comment les Noguchi osent-ils ? Vous, une Shirakawa !…

Elle baissa les yeux et dit :

— J’ai peur pour ma propre fille, qui est retenue en otage par sire Iida.

— Quand j’étais petite fille, c’était moins dur, assura Kaede. Les servantes avaient pitié de moi. Mais au début du printemps, quand je ne fus plus une enfant sans être encore une femme, personne ne m’a protégée. Il a fallu qu’un homme meure…

À sa propre surprise, elle sentit sa voix se briser. Une émotion soudaine remplit ses yeux de larmes. Un flot de souvenirs envahit malgré elle son esprit : les mains de l’homme, son sexe durci pressé contre elle, le couteau qu’elle tenait, le sang, l’agresseur expirant sous ses yeux.

— Pardonnez-moi, chuchota-t-elle.

Dame Maruyama se pencha vers elle et saisit sa main.

— Pauvre enfant, dit-elle en caressant les doigts de Kaede. Tous ces pauvres enfants, ces filles infortunées. Si seulement je pouvais tous vous délivrer.

Kaede n’avait envie que de pleurer de tout son cœur. Elle lutta pour se dominer.

— Après ces événements, ils m’ont transférée à la résidence. Pour la première fois j’ai disposé d’une servante, Junko d’abord, puis Shizuka. La vie était beaucoup plus facile là-bas. Ils m’ont promise à un vieillard. Il est mort, et je m’en suis réjouie. Mais ensuite les gens ont commencé à raconter que j’apportais la mort à quiconque s’avisait de me connaître et de me désirer.

Elle entendit le souffle de sa compagne s’accélérer brusquement. Pendant un moment, aucune d’elles ne dit un mot.

— Je ne veux provoquer la mort d’aucun homme, dit Kaede à mi-voix. Je ne veux pas que sire Otori meure à cause de moi.

Quand dame Maruyama répondit, ce fut d’une voix blanche :

— Ne dites pas de telles choses, vous ne devriez même pas les penser.

Kaede l’observa. À la lueur des lampes, son visage lui apparut pâle, et comme rempli d’une appréhension soudaine.

— Je suis très lasse, poursuivit la dame. Pardonnez-moi si je ne vous parle pas davantage ce soir. Nous avons encore de nombreuses journées à passer ensemble sur les routes, après tout.

Elle appela Sachie. On retira les plateaux du souper pour installer les lits.

Shizuka accompagna Kaede aux cabinets, et lava les mains de la jeune fille quand elle eut fini.

— Qu’ai-je dit qui ait pu l’offenser ? chuchota Kaede. Je ne la comprends pas. Elle se montre d’abord pleine de bienveillance, et l’instant d’après elle me regarde comme si j’étais un poison pour elle.

— Vous vous faites des idées, répliqua Shizuka d’un ton léger. Dame Maruyama vous aime beaucoup. Sans compter qu’en dehors de sa fille, vous êtes sa plus proche parente.

— Moi ? s’étonna Kaede.

Et voyant Shizuka acquiescer d’un air pénétré, elle demanda :

— Est-ce si important ?

— Si quelque chose arrivait à la mère et à la fille, c’est vous qui hériteriez de Maruyama. Personne ne vous en a parlé, car les Tohan espèrent encore entrer en possession du domaine. C’est une des raisons qui ont poussé Iida à insister pour que vous soyez l’otage des Noguchi.

Comme Kaede ne faisait aucun commentaire, Shizuka ajouta :

— Ma maîtresse est encore plus importante qu’elle ne le pensait !

— Ne te moque pas de moi ! Je me sens perdue en ce monde. J’ai l’impression de ne rien savoir !

Kaede se coucha, l’esprit en pleine confusion. Elle sentit que dame Maruyama ne parvenait pas plus qu’elle à trouver la paix dans la nuit, et le lendemain matin le beau visage de sa compagne lui apparut tiré et fatigué. Elle parla cependant avec gentillesse à Kaede et fit le nécessaire pour qu’un cheval brun, de caractère paisible, fût mis à la disposition de la jeune fille au moment du départ. Sugita l’installa sur sa monture, et au début un homme marcha devant en menant le cheval par la bride. Elle se souvint des poneys qu’elle avait montés dans son enfance, et commença à retrouver son ancienne aisance. Shizuka ne lui permit pas de chevaucher toute la journée, sous prétexte que ses muscles seraient endoloris et qu’elle se fatiguerait trop, mais Kaede aimait la sensation d’être à cheval et brûlait d’impatience de recommencer. Le rythme de la chevauchée l’apaisait et l’aidait à mettre de l’ordre dans ses pensées. Avant tout, elle se sentait atterrée par son manque d’éducation et par son ignorance du monde où elle allait pénétrer. Elle n’était qu’un pion dans la formidable partie que disputaient les seigneurs de la guerre, mais elle aspirait à jouer un rôle plus important, à comprendre les règles du jeu et à y participer elle-même.

Deux incidents aggravèrent encore son trouble. Ils avaient fait halte un après-midi à une heure inhabituelle, sur un carrefour. Un petit groupe de cavaliers venant du sud-ouest se joignirent à eux, comme s’ils avaient eu rendez-vous. Suivant sa coutume, Shizuka courut les saluer et s’enquit avec avidité de leur voyage et des nouvelles croustillantes dont ils étaient éventuellement porteurs. Alors qu’elle l’observait distraitement, Kaede la vit parler à l’un des cavaliers. Il se pencha très bas sur sa selle pour lui murmurer quelque chose. Elle hocha la tête d’un air grave, puis donna une tape sur le flanc de sa monture qui fit un bond en avant. Les hommes éclatèrent de rire, et Shizuka pouffa à son tour de sa voix aiguë, mais à cet instant Kaede eut le sentiment de découvrir un aspect nouveau chez cette fille qui était devenue sa servante, une intensité qui la déconcerta.

Le reste de la journée, Shizuka se comporta comme d’habitude. Elle se récria sur les beautés de la campagne, cueillit des brassées de fleurs sauvages, échangea des saluts avec tous les passants qu’elle croisait. Mais le soir venu, à l’auberge, Kaede la surprit en train de parler d’un air sérieux à dame Maruyama, non pas comme une servante mais genou contre genou, d’égale à égale.

Dès qu’elles la virent, elles se mirent à évoquer le temps qu’il faisait et les préparatifs du lendemain, mais Kaede se sentit trahie. « Des gens de ma sorte n’ont pas vraiment l’occasion de rencontrer quelqu’un comme elle », lui avait dit Shizuka. Il existait pourtant entre elles un lien dont Kaede n’avait rien su. Cette découverte la rendit méfiante, et un peu jalouse. Elle avait fini par compter sur Shizuka, et n’avait aucune envie de la partager avec d’autres.

La chaleur s’alourdit et le voyage devint plus pénible. Un jour, la terre trembla à plusieurs reprises, ce qui accrut le malaise de Kaede. Elle dormait mal, tourmentée par ses soupçons aussi bien que par les puces et autres insectes nocturnes. Elle aspirait à voir le voyage se terminer tout en redoutant d’arriver. Chaque jour, elle décidait d’interroger Shizuka, mais chaque soir, quelque chose la retenait. Dame Maruyama continuait de la traiter avec gentillesse, cependant la jeune fille se méfiait d’elle et répondait à ses avances par une réserve prudente. Après quoi, elle avait le sentiment d’être impolie et puérile. Elle perdit de nouveau tout appétit.

Shizuka la grondait, quand elle prenait son bain du soir :

— Vous n’avez que la peau sur les os, maîtresse. Il faut que vous mangiez ! Que va penser votre époux ?

— Ne commence pas à me parler de mon époux ! disait précipitamment Kaede. Peu m’importe ce qu’il pensera. Peut-être sera-t-il suffisamment horrifié par mon apparence pour me laisser tranquille !

Et elle se sentait de nouveau honteuse, ensuite, en pensant à la puérilité de ses propos.

Ils arrivèrent enfin à la ville de Tsuwano, en franchissant à la fin du jour un col étroit au milieu des montagnes dont la silhouette s’assombrissait déjà devant le soleil couchant. La brise effleurait les rizières en terrasse comme une vague ridant les eaux, des lotus dressaient leurs énormes feuilles d’un vert de jade et des fleurs sauvages s’épanouissaient autour des champs dans une orgie de couleurs. Sous les derniers rayons du soleil, les murs blancs de la ville se teintèrent de rose et d’or.

— Cet endroit donne une impression de bonheur ! ne put s’empêcher de s’exclamer Kaede.

Dame Maruyama, qui chevauchait devant elle, se retourna et lui dit :

— Nous avons quitté le pays Tohan. C’est ici que commence le fief des Otori. Nous attendrons sire Otori dans cette ville.

Le lendemain matin, Shizuka apporta à Kaede une étrange tenue à la place de ses robes habituelles.

— Vous allez prendre votre première leçon d’escrime, maîtresse, annonça-t-elle en montrant à Kaede comment enfiler ses nouveaux vêtements.

Elle la regarda d’un air approbateur.

— Sans sa chevelure, dame Kaede pourrait passer pour un garçon, dit-elle en écartant le lourd rideau noir du visage de la jeune fille et en le nouant en arrière avec un cordon de cuir.

Kaede passa ses mains sur son propre corps. Ses vêtements étaient en chanvre séché rugueux, et flottaient sur elle librement. Elle n’avait jamais porté rien de semblable. Ils cachaient ses formes et lui donnaient une impression de liberté.

— Qui a prévu ces leçons ?

— Dame Maruyama. Nous allons rester ici plusieurs jours, peut-être une semaine, avant que les Otori arrivent. Elle désire que vous soyez occupée afin d’éviter de vous ronger les sangs.

— C’est très gentil de sa part. Qui sera mon professeur ?

Shizuka poussa un gloussement en guise de réponse. Elle quitta l’auberge avec Kaede, traversa la rue et entra dans une bâtisse longue et basse, au sol en parquet. Les deux jeunes filles enlevèrent leurs sandales pour enfiler des sortes de bottes au bout épousant la forme des orteils. Shizuka donna à Kaede un masque pour protéger son visage et décrocha deux longues perches de bois placées dans un râtelier.

— La noble dame a-t-elle déjà appris à combattre avec de tels bâtons ?

— Dans mon enfance, évidemment, répondit Kaede. Dès que j’ai su marcher, ou presque.

— Alors vous devez vous souvenir de ceci.

Shizuka lui tendit une des perches puis, tenant l’autre fermement dans ses deux mains, elle exécuta avec aisance une série de mouvements si rapides que l’œil ne pouvait suivre le bâton fendant l’air comme un éclair.

— Je n’ai jamais su faire aussi bien ! reconnut Kaede avec stupéfaction.

Elle aurait cru Shizuka incapable de soulever la perche sans peine, pour ne rien dire de la manier avec tant de force et d’adresse.

Shizuka pouffa de nouveau, métamorphosant ainsi sous les yeux de Kaede la guerrière concentrée en servante écervelée.

— Vous verrez que vous retrouverez vite vos réflexes, noble dame ! Allons-y.

Kaede se sentit glacée, malgré la chaleur de ce matin d’été.

— C’est toi le professeur ?

— Oh, je n’ai que de faibles connaissances, maîtresse. Vous en savez sans doute autant que moi. Je ne crois pas être en mesure de vous apprendre quoi que ce soit.

En fait, même si Kaede découvrit qu’elle se rappelait encore les mouvements et possédait un certain talent naturel renforcé par l’avantage de sa taille, l’habileté de Shizuka l’emportait de loin sur les capacités de sa maîtresse. À la fin de la matinée, Kaede était épuisée, couverte de sueur et en proie à une émotion violente. Alors que dans son rôle de servante Shizuka faisait tout pour lui complaire, elle se révéla un professeur absolument impitoyable. Chaque coup devait être exécuté à la perfection : au moment où Kaede pensait avoir enfin trouvé le rythme, Shizuka l’interrompait pour lui faire observer poliment qu’elle prenait appui sur le mauvais pied ou qu’elle n’aurait eu aucune chance d’échapper à une fin brutale, si jamais elles avaient combattu au sabre. Elle donna enfin le signal de l’arrêt de la séance, replaça les bâtons dans les râteliers, enleva les masques et essuya le visage de Kaede avec une serviette.

— C’était bien, dit-elle. Dame Kaede est très douée. Nous aurons bientôt rattrapé les années que vous avez perdues.

L’activité physique, le choc de la découverte du talent de Shizuka, la chaleur du matin, les vêtements insolites, tout se conjugua pour mettre Kaede hors d’elle. Elle saisit la serviette et y enfouit son visage, en proie à un violent accès de larmes.

— Maîtresse, chuchota Shizuka, ne pleurez pas. Vous n’avez rien à craindre.

— Qui es-tu en réalité ? sanglota Kaede. Pourquoi te fais-tu passer pour ce que tu n’es pas ? Tu m’avais dit que tu ne connaissais pas dame Maruyama.

— Je voudrais pouvoir tout vous dire, mais c’est encore impossible. Sachez pourtant que je suis ici pour vous protéger. C’est Araï qui m’a chargée de cette mission.

— Tu connais aussi Araï ? Tu avais prétendu simplement que vous étiez originaires de la même ville.

— C’est vrai, mais d’autres liens plus étroits nous unissent. Il a pour vous les plus grands égards, car il se sent votre débiteur. Quand sire Noguchi l’a exilé, sa colère a été sans bornes. Il s’est estimé insulté aussi bien par la méfiance de Noguchi que par la façon dont il vous traitait. En apprenant que vous deviez vous rendre à Inuyama pour vous marier, il s’est arrangé pour que je vous accompagne.

— Pourquoi ? Serai-je menacée là-bas ?

— Inuyama est un endroit dangereux. Encore plus maintenant que les Trois Pays sont à deux doigts de la guerre. Une fois l’alliance avec les Otori assurée par votre mariage, Iida partira combattre les Seishuu à l’ouest.

Dans la pièce dépouillée, le soleil glissait à grand-peine ses rayons dans la poussière qu’elles avaient soulevée. De l’autre côté des fenêtres treillissées, Kaede entendait le murmure des eaux des canaux, les cris des marchands ambulants, des rires d’enfants. Ce monde paraissait si simple, si ouvert, dépourvu des secrets ténébreux cachés sous la surface de celui où elle devait vivre.

— Je ne suis qu’un pion sur l’échiquier, dit-elle avec amertume. Vous n’hésiterez pas plus que les Tohan à me sacrifier.

— Non, Araï et moi sommes à votre service, maîtresse. Il a juré de vous protéger, et je lui obéis.

Elle sourit, et une expression passionnée transfigura soudain son visage. « Ils sont amants », pensa Kaede. Et de nouveau, elle ne put retenir un mouvement de jalousie à l’idée de devoir partager Shizuka. Elle aurait voulu demander : « Qu’en est-il de dame Maruyama ? Quel rôle joue-t-elle dans ce jeu ? Et l’homme que je dois épouser ? » Mais elle craignait la réponse.

— Il fait trop chaud pour continuer aujourd’hui, dit Shizuka en reprenant la serviette à Kaede pour lui essuyer les yeux. Demain, je vous apprendrai à manier un couteau.

Elles se levèrent, et elle ajouta :

— Ne changez en rien vos façons avec moi. Je suis votre servante, rien de plus.

— Je te dois des excuses pour la rudesse dont j’ai parfois fait preuve, murmura gauchement Kaede.

— Vous n’avez jamais été sévère ! s’exclama Shizuka en riant. On pourrait plutôt vous reprocher d’être beaucoup trop indulgente. Les Noguchi ont peut-être négligé votre éducation, mais au moins ils ne vous ont pas enseigné la cruauté.

— Ils m’ont enseigné la broderie, dit Kaede. Mais on ne peut tuer personne avec une aiguille.

— Détrompez-vous, assura Shizuka d’un ton désinvolte. Je vous montrerai comment faire.

*

Pendant une semaine, ils attendirent l’arrivée des Otori dans la ville au milieu des montagnes. Le temps devint plus lourd et tourna à l’orage. Des nuages menaçants se rassemblaient chaque nuit autour des sommets, et des éclairs luisaient dans le lointain, mais il ne pleuvait pas. Kaede eut droit à une leçon quotidienne de combat au sabre et au couteau. Elle commençait à l’aube, avant que la canicule ne devienne insupportable, et s’entraînait trois heures d’affilée, le visage et le corps ruisselant de sueur.

Un jour qu’elles rinçaient leurs visages à l’eau froide, vers midi, on entendit enfin s’élever au-dessus de la rumeur habituelle des rues un bruit de sabots mêlé d’aboiements.

Shizuka fit signe à Kaede de la rejoindre à la fenêtre.

— Regardez ! Les voilà ! Les Otori sont arrivés !

Kaede risqua un coup d’œil à travers le treillis. La troupe de cavaliers approchait au trot. Ils portaient pour la plupart un casque et une armure, mais elle aperçut sur le côté un jeune homme tête nue, qui ne devait guère être plus âgé qu’elle. Elle remarqua la courbe de ses pommettes, l’éclat soyeux de sa chevelure.

— Est-ce sire Shigeru ?

— Bien sûr que non, s’esclaffa Shizuka. Sire Shigeru chevauche en tête. Ce jeune cavalier est son pupille, sire Takeo.

Elle accentua le mot sire avec une ironie dont Kaede devait plus tard se souvenir, mais sur le moment elle n’y prêta guère d’attention car le garçon, comme s’il avait entendu son nom, tourna la tête et regarda dans sa direction.

Ses yeux semblaient exprimer une émotion profonde, sa bouche était sensible, et elle découvrit dans ses traits un mélange d’énergie et de tristesse. Cette vision éveilla quelque chose en elle, une sorte de curiosité mêlée de nostalgie, un sentiment quelle fut incapable de reconnaître.

Le cortège continua sa route. Quand le garçon fut hors de vue, elle eut l’impression d’avoir perdu une part d’elle-même. Elle rentra à l’auberge avec Shizuka, qu’elle suivit comme une somnambule. En regagnant sa chambre, elle tremblait comme sous l’effet d’une fièvre violente. Shizuka se méprit complètement sur son état et essaya de la rassurer.

— Sire Otori est un homme plein de bonté, maîtresse. Vous n’avez rien à craindre. Personne ne vous fera de mal.

Kaede garda le silence. Elle n’osait pas ouvrir la bouche, car le seul mot qu’elle eût envie de prononcer était le nom du garçon. Takeo.

Shizuka l’encouragea à manger – d’abord une soupe pour la réchauffer, puis des nouilles froides pour la rafraîchir –, mais la jeune fille ne put rien avaler. La servante la mit au lit. Kaede frissonnait sous la couverture, les yeux brillants, la peau sèche, aussi démunie devant les réactions de son corps que devant un serpent.

Des coups de tonnerre ébranlaient les montagnes et l’air était imprégné d’humidité.

Inquiète, Shizuka fit chercher dame Maruyama. Quand celle-ci entra dans la chambre, un vieil homme la suivait.

— Mon oncle ! l’accueillit Shizuka d’une voix ravie.

— Que s’est-il passé ? s’enquit dame Maruyama en s’agenouillant près de Kaede et en posant la main sur son front. Elle est brûlante. Elle a dû prendre froid.

— Nous étions à l’entraînement, expliqua Shizuka. Nous avons vu les Otori arriver, et elle a été prise d’un brusque accès de fièvre.

— Pouvez-vous lui administrer un remède, Kenji ? demanda dame Maruyama.

— Elle appréhende son mariage, observa Shizuka d’un ton tranquille.

— Je peux guérir sa fièvre, mais non sa peur, dit le vieillard. Je vais faire préparer une infusion. Le thé la calmera.

Kaede restait parfaitement immobile, les yeux clos. Elle entendait distinctement leurs voix, mais elles lui semblaient venir d’un autre monde, auquel elle avait été arrachée à l’instant où ses yeux avaient rencontré ceux de Takeo. Elle secoua sa torpeur pour boire son thé, la tête soutenue par Shizuka comme si elle était une enfant. Puis elle s’abandonna à un sommeil peu profond. Elle fut réveillée par le tonnerre grondant sur la vallée. L’orage avait fini par éclater et la pluie tombait à torrents, faisant résonner les tuiles avant de laver à grande eau les pavés. Kaede avait fait un rêve bouleversant mais il s’évanouit dès qu’elle ouvrit les yeux, en ne lui laissant que la certitude lucide que le sentiment qu’elle éprouvait était l’amour.

Elle se sentit stupéfaite, puis exaltée, puis consternée. Elle pensa d’abord qu’elle mourrait si elle le voyait, mais à la réflexion il lui sembla plutôt qu’elle mourrait si elle ne le voyait pas. Elle se fit des reproches : comment avait-elle pu tomber amoureuse du pupille de l’homme qu’elle devait épouser ? Après quoi elle se dit : « Qui parle de mariage ? » Elle ne pouvait devenir la femme de sire Otori. Elle n’épouserait personne d’autre que Takeo. Elle se mit alors à rire de sa propre stupidité. Comme si l’on se mariait par amour. « Je suis en plein désastre », se répétait-elle. Mais l’instant d’après elle pensait : « Comment ce sentiment pourrait-il être un désastre ? »

Quand Shizuka revint, Kaede affirma qu’elle était guérie. De fait, la fièvre était tombée, laissant place à une émotion intense qui illuminait ses yeux et sa peau.

— Vous êtes plus belle que jamais ! s’émerveilla Shizuka en la baignant puis en lui faisant revêtir ses robes d’épousée pour sa première rencontre avec son futur mari.

Dame Maruyama l’accueillit avec sollicitude, s’enquit de sa santé et se montra soulagée de la voir remise. Mais Kaede était consciente de la nervosité de sa compagne plus âgée, tandis qu’elle la suivait en direction de la meilleure chambre de l’auberge, qui avait été préparée pour sire Otori.

Au moment où les servantes firent coulisser les portes, elle entendit les hommes parler, mais ils se turent dès qu’ils la virent. Elle s’inclina jusqu’au sol. Elle sentait leur regard fixé sur elle, et n’osa pas jeter un seul coup d’œil sur eux. Il lui semblait percevoir chaque battement de son propre cœur s’affolant dans sa poitrine.

— Voici dame Shirakawa Kaede, dit dame Maruyama.

La jeune fille trouva son ton glacé, et se demanda une nouvelle fois ce qu’elle avait fait pour l’offenser si cruellement.

— Dame Kaede, je vous présente sire Otori Shigeru, poursuivit la dame d’une voix si faible qu’elle était presque inaudible.

Kaede s’assit.

— Sire Otori, murmura-t-elle en levant les yeux sur le visage de l’homme qu’elle allait épouser.

— Dame Shirakawa, répondit-il avec une parfaire politesse. Nous avons entendu dire que vous étiez souffrante. Êtes-vous remise ?

— Tout à fait, je vous remercie.

Elle fut séduite par son visage, par son regard qui semblait plein de bonté. « Sa réputation n’est pas usurpée, pensa-t-elle. Mais comment pourrais-je l’épouser ? » Elle sentit le sang lui monter aux joues.

— Ces herbes sont infaillibles, dit l’homme assis à gauche du seigneur.

Elle reconnut la voix du vieillard qui avait fait préparer son thé et que Shizuka avait appelé son oncle.

— Dame Shirakawa est célèbre pour sa beauté, mais sa renommée aurait peine à lui rendre justice.

— Vous la flattez, Kenji, lança dame Maruyama. Si une fille n’est pas belle à quinze ans, elle ne le sera jamais.

Kaede eut l’impression de rougir de plus belle.

— Nous vous avons apporté des présents, dit sire Otori. Ils pâlissent auprès de votre beauté, mais veuillez les accepter comme un témoignage de mon profond respect et du dévouement du clan des Otori. Takeo.

Elle trouva qu’il s’adressait à elle avec indifférence, et même avec froideur, et elle se dit que tels seraient toujours ses sentiments envers elle.

Le garçon se leva et apporta un plateau d’argent sur lequel se trouvaient des paquets enveloppés dans un crêpe de soie rose pâle arborant l’emblème des Otori. Il s’agenouilla devant Kaede pour le lui présenter.

Elle s’inclina pour exprimer sa gratitude.

— Voici le pupille et fils adoptif de sire Otori, dit dame Maruyama. Sire Otori Takeo.

Elle n’osa pas regarder son visage, mais s’accorda un coup d’œil sur ses mains. Elles étaient souples, avec de longs doigts et une forme harmonieuse. La peau était d’une couleur intermédiaire entre le thé et le miel, les ongles avaient des reflets lilas. Elle le pressentait habité de silence, comme s’il était en train d’écouter, sans cesse aux aguets.

— Sire Takeo, chuchota-t-elle.

Il ne ressemblait pas aux hommes quelle craignait et haïssait. Il avait son âge, une peau et des cheveux aussi éclatants de jeunesse que les siens. Elle sentit se réveiller la curiosité intense qu’elle avait éprouvée au premier regard. Elle aurait voulu tout savoir de lui. Pourquoi sire Otori l’avait-il adopté ? Qui était-il vraiment ? Qu’avait-il vécu pour être si triste ? Et pourquoi avait-elle le sentiment qu’il lisait dans son cœur ?

— Dame Shirakawa.

Sa voix était grave, avec un léger accent de l’Est.

Il fallait qu’elle le regarde. Elle leva les yeux et rencontra son regard. Il la scrutait d’un air presque désemparé, et elle sentit quelque chose passer entre eux, comme s’ils avaient franchi mystérieusement l’espace qui les séparait pour se toucher.

La pluie, qui s’était calmée, se remit à tomber avec un tel fracas que leurs voix avaient peine à se faire entendre. Le vent se leva à son tour, faisant vaciller les flammes des lampes et danser les ombres sur le mur.

« Puissé-je rester ici à jamais, » pensa Kaede.

Dame Maruyama dit d’un ton brusque :

— Il vous a déjà rencontrée, mais vous n’avez pas été présentés : voici Muto Kenji, un vieil ami de sire Otori qui est aussi le professeur de sire Takeo. Il aidera Shizuka à compléter votre instruction.

— Sieur Muto.

Elle le regarda furtivement et le reconnut. Il la contemplait, éperdu d’admiration, en secouant légèrement la tête comme s’il ne pouvait en croire ses yeux. « Il a l’air d’un brave vieillard, » se dit Kaede. Puis elle se ravisa : « Il n’est pas si vieux, en fait ! » Elle avait l’impression que son visage se dérobait et se transformait pendant qu’elle le regardait.

Elle sentit le sol trembler presque imperceptiblement. Nul ne dit mot dans la pièce, mais dehors quelqu’un cria de surprise. Puis on n’entendit plus de nouveau que le vent et la pluie.

Elle frissonna. Il fallait qu’elle dissimule le moindre de ses sentiments. Toutes les apparences étaient trompeuses.

Clan Des Otori
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